LE VIOLON DE PROUST

 

Gabriel et Dania Tchalik © Photo Claire Douieb

Gabriel TCHALIK, violon & Dania TCHALIK, piano


 

    Le Violon de Proust

Gabriel TCHALIK
1er novembre 2017

Pour mon quatrième disque, le premier portant uniquement sur la musique française, j’ai choisi un angle d’attaque littéraire, à travers la figure proustienne de la Sonate de Vinteuil. Dans À la Recherche du temps perdu, cette sonate pour violon fictive et néanmoins bouleversante est l’occasion de pensées sur l’art qui m’ont beaucoup marqué et ont nourri ma réflexion sur la musique et mon rapport aux compositions. Dans cet album se rejoignent donc mes lectures de Proust et mon répertoire de violoniste.

Je joue Reynaldo Hahn depuis que j’ai 16 ans, quand mon professeur m’avait fait découvrir sa Romance en la majeur. Puis, j’ai joué son Quintette avec piano, et enfin sa Sonate pour violon. De même, la Sonate de Franck, passage obligé des violonistes, est à mon répertoire depuis de longues années.

Parmi les œuvres que l’on égrène comme modèles pour la Sonate de Vinteuil, la Première Sonate de Saint-Saëns tient une place particulière. En effet, c’est un thème de son premier mouvement que Proust entend lorsque est évoquée la “petite phrase” de la Sonate de Vinteuil, un leitmotiv particulièrement important du roman. Dans la lettre à J. Lacretelle souvent citée, Proust déclare que « la petite phrase de cette Sonate est […] la phrase charmante mais enfin médiocre d’une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas. » Mais il faut relativiser cette appréciation négative du talent de Saint-Saëns puisque l’on trouve par ailleurs dans Contre Sainte-Beuve, une critique de concert remarquable de finesse, où Proust dit son admiration pour ce compositeur : Saint-Saëns est pour lui l’auteur « de la plus belle symphonie depuis Beethoven », et « un génie inspiré de la musique, doué d’une sensibilité profonde1 ». De plus, le classicisme de Saint-Saëns rejoint celui des modèles littéraires de Proust, Racine, Balzac et bien sûr Anatole France. Enfin, Saint-Saëns était un sujet de conversation privilégié entre Marcel Proust et Reynaldo Hahn, en quelque sorte leur trait d’union musical. □

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1. Tadié Jean-Yves, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, p. 285.


 

Dania & Gabriel TCHALIK  © Claire Douieb
 

 

 

La Musique et la petite phrase de Vinteuil dans

À la recherche du temps perdu

de Marcel Proust

Gérard KAISER
2017

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des disques Evidence Classics

 

 

Qu’est-ce qu’écouter de la musique ? Qu’est-ce qu’en écrire ? Que demandons-nous à la musique ? Que peut-elle nous apporter ? C’est peut-être dans À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust qu’on trouve quelques-unes des réponses les plus profondes de la littérature française à ces questions.

Tout au long du roman, parmi bien des musiques réelles, les personnages écoutent la Sonate pour piano et violon de l’inoubliable Vinteuil avec sa célèbre petite phrase et le chef-d’œuvre ultime du musicien, le septuor. Proust allait au concert, il se faisait jouer de la musique chez lui, il eut une liaison passionnée avec Reynaldo Hahn. À quelles musiques a-t-il pensé en décrivant la petite phrase ? Jacques de Lacretelle lui posa la question, Proust lui répondit non sans réticence dans une longue dédicace : « Dans la mesure où la réalité m’a servi, mesure très faible à vrai dire, la petite phrase de cette Sonate est […] dans la soirée Saint-Euverte la phrase charmante mais enfin médiocre d’une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas. […] Dans la même soirée, un peu plus loin, je ne serais pas surpris qu’en parlant de la petite phrase, j’eusse pensé à L’Enchantement du Vendredi saint. Dans cette même soirée […] quand le piano et le violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à la sonate de Franck (surtout jouée par Enesco) dont l’un des quatuors apparaît dans un des volumes suivants. Les trémolos qui couvrent la petite phrase chez les Verdurin m’ont été suggérés par un prélude de Lohengrin, mais elle-même à ce moment-là par une chose de Schubert. Elle est dans la même soirée Verdurin, un ravissant morceau de piano de Fauré1. »

Dans une lettre de 1913 à Antoine Bibesco, Proust écrit : « Grosse émotion ce soir. […] Je suis allé […] entendre la Sonate de Franck que j’aime tant, non pour entendre Enesco que je n’avais jamais entendu. Or je l’ai trouvé admirable ; les pépiements douloureux de son violon, les gémissants appels, répondaient au piano, comme d’un arbre, comme d’une feuille mystérieuse. C’est une très grande impression2. »

Enesco, Fauré, Franck, Saint-Saëns, Schubert et Wagner, tels sont donc quelques-uns des musiciens auxquels nous pouvons penser en lisant Proust.

Dans le roman, c’est Charles Swann, riche esthète sensible et cultivé mais écrivain raté, qui entend pour la première fois la sonate de Vinteuil lors d’une soirée chez des amis. Il l’entend à nouveau, une année plus tard, chez les Verdurin, dans un arrangement pour piano. Plus tard, chaque soir c’est rituel, au moment où Charles entre chez les Verdurin et va rejoindre son amie Odette sur leur canapé attitré, le pianiste attaque la petite phrase qui devient comme « l’air national de leur amour3 ». Puis Swann entend la sonate lors d’une soirée chez Mme de Saint-Euverte au cours de laquelle ses sentiments musicaux atteignent leur sommet.

Swann aime-t-il véritablement la musique ou aime-t-il les souvenirs heureux que la musique lui rappelle ? Il projette constamment sur la musique qu’il écoute, notamment sur la petite phrase, ses états de conscience du moment ; la musique n’a pas pour lui d’existence propre ; elle change de sens selon qu’il est triste ou heureux. La première fois que Swann entend la sonate, il traverse une période de doute. Est-il encore capable d’une vie spirituelle au contact de réalités idéales auxquelles il ne croit plus ? Des musiciens jouent la sonate. « Mince, résistante, dense et directrice4 », ainsi la petite phrase du violon lui apparaît-elle tout d’abord mais, tragédie de la musique, à peine savourée, à peine distinguée, elle est déjà finie ; dialoguant avec le piano au moment où celui-ci cherchait à élever sa propre masse sonore « multiforme, indivise, plane et entrechoquée5  », la petite phrase s’est enfuie avant que Swann ait pris conscience d’elle. C’est à la reprise que la petite phrase lui apporte des « voluptés particulières6 » et l’entraîne vers un « bonheur noble, inintelligible et précis7 ».

Des mois durant, Swann conserve avec la petite phrase le souvenir « d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles […] il se sentait à nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie8 ». Un peu plus tard, il est amoureux d’Odette, il est heureux ; il retrouve Odette tous les soirs chez les Verdurin. Un soir Mme Verdurin fait jouer l’andante d’un arrangement pour piano de la sonate. On s’installe ; Swann ignore qu’il va entendre la musique qui l’a tant ému l’année précédente. Après que le pianiste a joué une « note haute longuement tenue9 », Charles tressaille, il la reconnaît, c’est elle, « secrète, bruissante et divisée10 », c’est la petite phrase. À la fin du concert, elle s’éloigne comme une passante croisée dans la rue et laisse « sur le visage de Swann le reflet de son sourire11».

Le temps passe. Il transforme les êtres et leurs amours. Swann épousera Odette mais il a des soupçons, il souffre. Odette ne le trompe-t-elle pas ? Ne lui ment-elle pas ? La sonate qui lui parlait d’amour et de bonheur se met à exprimer un sens bien différent. Le soir chez les Verdurin, lorsqu’on joue l’œuvre, le pianiste exécute d’abord l’équivalent des trémolos du violon puis la petite phrase apparaît « dansante, pastorale, intercalée, épisodique12 ». Elle distribue ça et là « les dons de sa grâce13 ». Swann, que la petite phrase rendait si heureux l’année précédente, y distingue à présent du désenchantement ; la petite phrase lui semble connaître « la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie14 ».

Les mois passent. Swann a du chagrin. Les façons d’Odette à son égard ont changé ; il évite de penser aux jours heureux où Odette l’aimait ; il souffre. Il accepte à contrecœur une invitation chez la marquise de Saint-Euverte. On jouera un air de l’Orphée de Gluck, Saint-François parlant aux oiseaux de Liszt, un prélude et une polonaise du vieux Chopin et, après l’entracte, la sonate de Vinteuil. À l’entracte, Swann pense à Odette, il souffre qu’elle ne soit pas auprès de lui et que rien de son amour pour elle ne soit visible hors de lui. Il ignore que les musiciens vont jouer la sonate et combien cette musique est associée en lui à Odette et à son chagrin. Le concert reprend ; le violon est monté « à des notes hautes […] dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente [et de] l’accueillir avant d’expirer15 ». C’était la sonate ! Swann porta la main à son cœur ; c’était comme si Odette elle-même était entrée ; il crut entendre dans le chant du violon la voix de contralto d’une chanteuse qui se serait « ajoutée au concert16 » ou encore « l’appel décevant d’une sirène17 » ; c’était dans l’air « comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible18 ». Les interprètes lui semblent les célébrants d’un rite exigé pour que paraisse la déesse contenue dans la petite phrase. Swann que la nature sonore de la musique rend délicieusement incapable de voir la déesse, lui adresse involontairement des baisers au moment où elle s’apprête à lui parler à mi-voix d’Odette ; mais c’est de la souffrance qu’il sent dans le sourire qu’elle lui adresse. La petite phrase cherche à imiter la tristesse de son amour malheureux pour Odette, à en capter l’essence, à la rendre visible.

Demander à l’art de répéter la vie, est-ce aimer l’art ? La mission de la musique est-elle d’imiter la vie ou de l’augmenter ?

Le concert se poursuit. Swann pense à la mort ; la petite phrase lui paraît épouser notre condition mortelle ; nous mourrons peut-être, pense-t-il, mais nous mourrons avec en nous les réalités musicales, « ces captives divines19 » ; notre mort aura « quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable20 ».

La petite phrase revient. « Le piano solitaire se plaignit comme un oiseau abandonné de sa compagne. Le violon l’entendit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux. […] Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, cet être invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte ? […] Merveilleux oiseau21 ! »

La petite phrase reparaît une dernière fois. « Tel un arc-en-ciel dont l’éclat faiblit, s’abaisse […] et avant de s’éteindre, s’exalte un moment22 », elle ajouta aux deux couleurs qu’elle avait montrées jusque-là « toutes celles du prisme et les fit chanter23 ».

La petite phrase fait chanter les couleurs du prisme, mais Swann s’est toujours trompé sur elle, il lui a toujours demandé de lui parler d’Odette, il a toujours attendu d’elle un bonheur semblable au plaisir de l’amour, « bonheur qu’il n’a pas su trouver dans la création artistique […] puisqu’il n’était pas écrivain24 ». Seul le Narrateur accédera, grâce à la musique de Vinteuil, à la joie créatrice qui enflamme l’artiste au travail.

Les années ont passé. Le Narrateur a renoncé depuis longtemps et, croit-il pour toujours, comme Swann bien des années auparavant, à devenir écrivain. Il vit avec son amie Albertine qui le fait passer par des alternances de volupté et d’anxiété. Un après-midi, Albertine est sortie ; le Narrateur se ronge d’inquiétude ; un coup de téléphone le rassure ; il se met au piano. « Je m’assis au piano et ouvris au hasard la Sonate de Vinteuil […] et je me mis à jouer25. » Alors que la sonate a toujours fait penser Swann à sa vie avec Odette, le Narrateur dédaigne de voir combien « la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux26 » ressemble à sa propre vie avec Albertine ; il s’intéresse à la sonate en tant qu’œuvre d’art, indépendamment de toute lecture personnelle, nostalgique et sentimentale. La sonate ne le renvoie pas à ses chagrins, elle ranime sa vocation d’écrivain ; il comprend que seul l’art contient une « réalité profonde » et peut exprimer notre « personnalité véritable27 ». Seules les œuvres des grands artistes nous procurent « cette sensation de l’individualité que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne28 ». Une mesure de la sonate le frappe ; il murmure : « Tristan29 ». Il ouvre sa partition du Tristan de Wagner et se met à en jouer des passages. Il admire ce qu’ont d’individualisé, de « réel », les thèmes de Wagner. Il comprend que la variété vivante et réelle qu’il a recherchée en vain dans la vie, se trouve dans les grandes œuvres d’art. Dans la musique de Wagner, le moindre écuyer, le moindre chevalier est « une figure particulière, à la fois compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et féodal, s’inscrit dans l’immensité sonore30 ».

L’art de Wagner est comme celui de Balzac, comme celui d’Hugo et comme celui du roman que le Narrateur est sur le point d’écrire, un art du collage rétrospectif. Wagner a pu oublier longtemps au fond d’un tiroir tel « chant d’un oiseau », telle « sonnerie de cor d’un chasseur », tel « air que joue un pâtre sur son chalumeau31 » avant de le sortir de son tiroir pour l’ajuster à l’œuvre nouvelle qu’il est en train de composer. Alors que la musique ramenait stérilement Swann à lui-même, elle libère la créativité artistique du Narrateur. Ses pensées à propos de Wagner destituent l’auteur, ce mythe trompeur, d’une bonne part du rôle créateur qui lui est communément attribué. Dans « Tristan […] avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult32 », ce n’est pas l’homme Richard Wagner qui se souvient de l’air du pâtre qui dort dans son tiroir et décide de l’intégrer à l’opéra qu’il est en train d’écrire, « c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau. […] Et sans doute autant la progression de l’orchestre […] quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, […] accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air du pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification33 ». Ce ne sont pas les artistes qui ont du génie, ce sont leurs œuvres qui en ont, dans la réalité du travail joyeux et ignoré de leur enfantement. 

Plus tard, le Narrateur se rend à une soirée chez les Verdurin. On jouera le chef d’œuvre ultime de Vinteuil, son septuor, dont le Narrateur ignore la récente redécouverte. Les musiciens se mettent à jouer. « Je ne connaissais pas ce qu’on jouait […] Où le situer ? Dans l’œuvre de quel auteur étais-je ? […] Tout d’un coup je me reconnus […] en pleine sonate de Vinteuil […] la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselante de sonorités brillantes […] vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles34. »

À peine revenue, la petite phrase disparaît puisqu’on n’est pas dans la sonate mais dans le septuor. « Tandis que la Sonate s’ouvrait sur une aube liliale et champêtre […] c’était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer […] que commençait au milieu d’un aigre silence, dans un vide infini, l’œuvre nouvelle. […] L’atmosphère froide, lavée de pluie, électrique […] changeait à tout instant, effaçant la promesse empourprée de l’Aurore35. »

Le concert se poursuit. L’attention du Narrateur se relâche à nouveau ; il pense à Albertine ; peut-être s’est-elle endormie à la maison en l’attendant ? Soudain, la musique de Vinteuil vient le caresser « par une tendre phrase familiale et domestique. […] Peut-être – tant tout s’entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure – avait-elle été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille37 ? » L’expérience de l’œuvre d’art devient celle d’une communication directe et authentique. L’œuvre dote le Narrateur d’une hyper-sensibilité paradoxale et divinatrice que connaissent bien les amateurs ; à partir d’un certain point, ceux-ci deviennent capables de deviner à l’avance les chemins futurs de l’œuvre. Stimulé par son intimité avec l’art de Vinteuil, le Narrateur est sur le point d’entreprendre la rédaction du roman auquel il croyait avoir renoncé. Lorsque l’œuvre d’art se met à chanter en nous, elle nous rend gros de nos œuvres à venir. Le Narrateur n’aime pas le mouvement suivant ; Vinteuil n’a-t-il pas manqué d’inspiration ? Mais bientôt, repris par la musique, celle-ci lui permet de faire une nouvelle découverte décisive pour son art futur. Il comprend que comme les motifs du septuor sont exposés successivement pour se recombiner entre eux à la fin de l’œuvre, les femmes qu’il a aimées avant Albertine et même les premiers moments de sa liaison avec elle, n’ont été que « de minces et timides essais qui préparaient […] ce plus vaste amour, l’amour pour Albertine36 ». La musique ne rappelle pas au Narrateur un moment heureux de son passé, comme elle faisait pour Swann, elle lui fait comprendre une loi commune à l’art et à la vie.

Le septuor s’acheminait vers sa fin. « On aurait dit que réincarné, l’auteur vivait à jamais dans sa musique ; on sentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de tel timbre, l’association aux autres38. »

Ce Vinteuil que le Narrateur a connu « si timide et si triste avait quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces […] un bonheur sur lequel une audition d’une œuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avait causée telle sonorité, les forces accrues qu’elle lui avait données pour en découvrir d’autres, menaient […] l’auditeur de trouvaille en trouvaille39 ». Vinteuil puise dans les notes qu’il vient de trouver, la joie de se jeter sur celles qu’elles semblent appeler. La musique de Vinteuil dans la sonate et dans le septuor « était la même prière jaillie devant différents levers de soleils intérieurs. […] Chaque artiste semble le citoyen d’une patrie inconnue oubliée de lui-même. […] Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas mais chacun d’eux […] délire de joie quand il chante selon sa patrie. […] Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supraterrestre, je ne l’oublierai jamais. […] Il existait autre chose, réalisable par l’art, que le néant que j’avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l’amour. Et si ma vie me semblait si vaine, au moins n’avait-elle pas tout accompli40. »

Le monde de l’art et celui de la musique ne sont peut-être pas les seuls, mais ils sont les seuls à nous donner notre véritable naissance. □

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1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989, Tome I, p. 1237.
2. Ibid., Tome I, p. 1243.
3. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition établie par Pierre Clarac et André Ferré, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., 1re éd., 1954, Tome I, p. 218.
4, 5. Ibid., Tome I, p. 208.
6. Ibid., Tome I, p. 209.
7. Ibid., Tome I, p. 210.
8, 9, 10. Ibid., Tome I, p. 211.
11. Ibid., Tome I, p. 212.
12, 13, 14. Ibid., Tome I, p. 218. 
15. Ibid., Tome I, p. 345.
16, 17, 18. Ibid., Tome I, p. 347.
19. Ibid., Tome I, p. 350. 
20, 21, 22, 23. Ibid., Tome I, p. 352.
24. Ibid., Tome III, p. 877.
25, 26, 27, 28, 29. Ibid., Tome III, p. 158.
30. Ibid., Tome III, p. 159.
31. Ibid., Tome III, p. 160.
32, 33. Ibid., Tome III, p. 161.
34. Ibid., Tome III, p. 249
35. Ibid., Tome III, p. 250.  
36. Ibid., Tome III, p. 252. 
37, 38. Ibid., Tome III, p. 253.
39. Ibid., Tome III, p. 254.
40. Ibid., Tome III, p. 257.

La Sonate en ut de Reynaldo Hahn
Philippe Blay
2017

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des disques Evidence Classics

 

Parmi la vingtaine d’œuvres de musique de chambre composées par Reynaldo Hahn entre 1889 et 1946, sa Sonate pour violon et piano occupe une place prédominante, au même titre que son Quintette pour piano et cordes (1922). Créée par le violoniste Gabriel Bouillon et la pianiste Magda Tagliaferro à la salle du Conservatoire le 3 décembre 1926, elle s’inscrit d’emblée dans le lignage des sonates pour violon et piano de Beethoven, Schumann, Franck, Fauré et Debussy, que nos deux interprètes font entendre en cette fin d’année au cours de deux séances rétrospectives. Si le critique du Gaulois Pierre Leroi qualifie celle de Debussy de « pur joyau de la musique française », dont il admire la « logique » et l’« équilibre », c’est du côté de la « grâce ténue » et du « charme mélodique » qu’il situe celle de Hahn, avec son « subtil scherzo ». En mettant l’accent sur « une matière sonore plus délicate que précieuse », son confrère Stan Golestan du Figaro semble y percevoir une forme de fragilité, alors que pour sa part Paul Bertrand, dans Le Ménestrel, la considère comme « un petit chef-d’œuvre d’équilibre, de concision et d’élégance », dû à « un musicien qui excelle aussi bien dans la comédie musicale que dans la musique pure ».

En effet, alors que son opérette Le Temps d’aimer, donnée au théâtre de la Michodière depuis novembre 1926, renoue avec « cette élégance de la France du XVIIIe siècle » (P. de Lapommeraye), c’est dans une clarté toute mozartienne que cette Sonate s’expose et se conclut. Le thème initial du premier mouvement (« Sans lenteur, tendrement »), dans sa simplicité chantante, renoue avec le modèle vocal qui inspire l’école française de violon depuis Baillot. Son rythme régulier, sa texture transparente, sa tonalité limpide d’ut majeur créent une émotion sereine, toute introvertie, à laquelle s’oppose le caractère instable (syncopes au piano), pulsatif et suspendu (appoggiatures longues sur un rythme ïambique) du second thème. Tout le mouvement est construit sur l’alternance ou la fusion de ces deux caractères qui, après leur exaltation commune, vont retrouver leur équilibre jusqu’à l’apaisement final.

Le second mouvement sacrifie avec humour au culte de la vitesse d’une époque qui revendique la modernité. Son intitulé « 12 C.V. – 8 cyl. – 5 000 tours » pourrait correspondre aux caractéristiques techniques de la voiture de course Bugatti type 35, si ce n’est que le nombre de chevaux est très en deçà des capacités du bolide (100 ou 120), mais il s’agit probablement d’une coquille dans l’édition. Après le célèbre mouvement symphonique Pacific 2.3.1 d’Arthur Honegger (1923), reproduisant le vrombissement d’une locomotive en action, Hahn offre ici une vision légère et ludique de la rapidité. Loin du technicisme et de la dévotion à l’acier, le violon et le piano s’y livrent à une danse folle, perpétuelle et chromatique, suspendue en son milieu par un moment de grâce, aérien.

Le dernier morceau voit le retour du second thème du premier mouvement, son appog­giature s’élargissant sur de longs accords, puis son rythme ïambique donnant naissance à un mouvement lent à sept temps. Sa trame n’est pas sans évoquer ce qu’écrit Proust à propos de la Sonate de Vinteuil, puisqu’« au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice », s’élève « en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune ». Ce couple instrumental chemine à travers différents éclairages jusqu’à un assombrissement complet du tissu musical (accords plaqués au piano et violon dans le registre grave), suivi d’une reprise dissemblable du chant initial qui s’effiloche peu à peu. C’est alors qu’à la place d’une accélération finale en forme de conclusion brillante survient le retour de la cantilène initiale de l’œuvre, dans la même luminosité, bien que l’accompagnement soit légèrement modifié. Tout en intégrant un motif secondaire du mouvement lent, elle s’élargit et se dépouille pour parvenir à une simplicité ultime, sur de longues tenues du piano.

Plus qu’un cheminement cyclique, où les retours thématiques s’inscrivent dans une progression dynamique, cette Sonate en ut suggère un voyage immobile, dans lequel le temps intrinsèque de l’œuvre se referme sur lui-même. Le matériau musical y subit peu de transformations, le compositeur préférant le faire évoluer selon de multiples nuances de coloris plutôt qu’en le décomposant au cours de développements thématiques. À la suite de la sombre et savante Sonate en mi mineur de Fauré (1917), de la fantaisie inventive de la Sonate pour violon et piano de Debussy (1917), de la liberté formelle de celle de Forent Schmitt (1920), et avant la modernité subjective et émancipée de l’élaboration ravélienne (1927), Reynaldo Hahn propose au violon et au piano de faire œuvre vocale, sans occulter leur dextérité instrumentale, mais avec la voix comme horizon sonore. □


Le Violon de Proust

Lionel Pons

Marseille 11 novembre 2017

La « petite phrase de Vinteuil » a souvent occupé les musicologues, sans pour autant que puisse être attribuée à un compositeur précis et à une œuvre déterminée la magie évoquée dans Du côté de chez Swann. De toute évidence, l’imaginaire proustien recompose l’œuvre de Vinteuil à partir de plusieurs pages, et l’intérêt du CD Le Violon de Proust est de rassembler trois sonates dont chacune, à sa manière, propose un visage de celle composée par le musicien évoqué par Proust.

La Sonate n°1 pour violon et piano en mineur op. 75 (1885) de Camille Saint-Saëns (1835-1921) est projetée dès 1879, et prend, au cours d’une lente maturation, la coupe particulière propre au compositeur, à savoir deux grands volets, le premier regroupant un Allegro agitato et un Adagio, le second un Allegretto moderato et un Allegro molto. Les quatre temps inhérents à la tradition du genre sonate sont bien présents, fondus en une architecture qui combine densité de l’écriture et urgence. Dès l’Allegro agitato initial, Gabriel et Dania Tchalik prennent, de façon très heureuse, le parti de la transparence. Les textures sont allégées, ce qui met en évidence un aspect quasiment jamais exploré de l’œuvre : sa limpidité presque acérée. L’arrivée du second thème du premier mouvement, en fa majeur, prend un relief saisissant, qui pourtant ne se départit pas d’un charme certain, presque éthéré. En conséquence, la fugue que le développement élabore à partir de ce second thème ne sonne pas comme une rupture, mais comme un épanouissement logique. Le dialogue entre les deux solistes est tissé de complicité autant que de complémentarité, dès les premières secondes nous sommes au cœur de ce qui constitue la problématique essentielle de toute musique de chambre : la hiérarchie entre ligne principale et accompagnement s’efface au profit d’une dynamique perpétuellement mouvante, dont chaque mesure devient pour l’auditeur vecteur d’une surprise bienvenue. On relèvera, dans l’Adagio, la présentation presque miraculeuse du second thème en sol bémol majeur, véritable moment de grâce et de temps suspendu. L’Allegretto moderato est traité par les deux musiciens sur le ton non pas de la fantaisie débridée, mais sur celui d’une souveraine élégance qui situe bien l’œuvre dans ce paradoxe entretenu par la musique française de la fin du XIXe siècle : une volonté de réaliser un corpus comparable à celui légué par le romantisme allemand, et d’autre part un goût pour une légèreté de façade que soutient toujours le soin apporté à l’écriture et à la forme. Or, traduire et interpréter ce paradoxe exige des interprètes de n’avancer que comme des funambules, sans que l’un des deux aspects ne l’emporte définitivement sur l’autre. Gabriel et Dania Tchalik y parviennent, avec l’absence d’effort apparent que peut seul conférer le travail en profondeur d’une œuvre.

Composée durant l’été 1886, la Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck (1822-1890), si elle constitue également un jalon de première importance dans la musique française, pose un problème tout différent. D’une part, les thèmes se caractérisent par une ampleur, un souffle qui impliquent, pour les faire vivre, un art consommé du phrasé, une gradation savamment entretenue de l’intensité. D’autre part, la logique cyclique propre au compositeur ne doit pas demeurer un geste formel souterrain, mais bien guider l’auditeur dans l’exploration de cette œuvre généreuse. Dès l’attaque de l’Allegro moderato initial, le pari est gagné. La largeur du thème accueille une sensibilité frémissante du violon, les accords de piano, d’une souveraine délicatesse conjugue force et tendresse hésitante. Le parti-pris de clarté dans le jeu des deux solistes sert admirablement le travail formel, lui conférant une lisibilité inhabituelle. Franck prend pleinement sa place dans l’école française, et il y apporte, via le jeu de Dania et Gabriel Tchalik, une propension à l’ampleur que les deux interprètes préservent constamment de l’emphase. On ne dira jamais assez à quel point le compositeur de la Symphonie enmineur (1888) sait montrer de retenue, de pudeur, autant de qualités que bien des interprètes lui dénient en faisant de ses pages de somptueux mausolées. La sonate trouve ici ce qui semble appelé à devenir une version de référence, parfait équilibre entre les différentes aspirations que manifeste le musicien.

La Sonate pour violon et piano en ut majeur (1927) de Reynaldo Hahn (1874-1947) est un chef-d’œuvre encore trop méconnu, même si les dernières décennies ont de plus en plus mis en évidence la position capitale du compositeur dans le post-romantisme français. La position de Hahn au carrefour de la descendance musicale de Massenet et du néo-classicisme à la française explique le double ancrage de l’œuvre : sensibilité pudique à fleur de peau et goût d’une clarté formelle non dénuée d’objectivisme. Les deux interprètes relèvent le défi de conjuguer ces deux aspects. On appréciera, dans le premier mouvement, Sans lenteur, tendrement, la franchise du premier thème, qui semble sous leurs doigts presque étonné d’oser se présenter crûment, sans préambule, et le caractère fébrile, presque hésitant du second. Pratiquer une élégance sans apprêt qui ne frôle pas le maniérisme ne peut relever que d’un art consommé, et l’on ne peut que louer les deux solistes d’y parvenir en donnant une telle impression de facilité. Le second mouvement, d’inspiration mécanique et « automobile », présente naturellement un caractère d’étude sur le mouvement. Pour autant, l’interpréter comme une descendance du Pacific 231 (1923) d’Arthur Honegger (1892-1955), en mettant en avant le caractère motorique et musculaire de l’inspiration reviendrait à priver la musique de Hahn de ce qui fait sa spécificité, à savoir un don mélodique intarissable. Dania Tchalik sait faire respirer les traits de la partie de piano, Gabriel Tchalik quant à lui rend à chaque intervention du violon une roborative énergie, qui nous livre un Reynaldo dégagé de cet alanguissement dans lequel trop d’interprètes l’enferment. Le dernier mouvement devient ici un pur moment de tendresse mélancolique, sans pour autant basculer dans le flou. Le trait reste net, acéré, précis, et la nostalgie qui se dégage le fait comme un parfum, une aura indéfinissable qui met en évidence, une fois de plus, le véritable travail de fond mené par les deux musiciens.

Hommage à Proust, à une musique française encore trop méconnue, le présent CD est d’abord et avant tout un modèle d’approfondissement des caractères propres à chaque œuvre, de probité artistique servi par deux talents dont la virtuosité et la maîtrise ne laissent aucun doute. Une version de référence, n’en doutez pas, à écouter de toute urgence.  

 
 

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